« Sur le long terme, la foi religieuse s’est avérée la force la plus puissante et la plus durable de l'histoire humaine. » R. R. Reno [1]
La résilience dans le changement
Quel est l’intérêt de la religion ? C’est une question que chaque génération se pose. Avec le passage du temps, des situations nouvelles présentent des difficultés et des possibilités nouvelles. Mais malgré tout, depuis des temps immémoriaux, cette aspiration que nous appelons la religion se poursuit.
Dans les années soixante, les sociologues tombèrent d’accord pour dire que la religion cédait du terrain. Ils spéculaient qu'avec l’accroissement de la connaissance et de la liberté, la société moderne surpasserait la religion. Trente ans plus tard, cette hypothèse a été contredite. Peter Berger, l’un de ces sociologues, a expliqué le mauvais calcul de cette façon : « La religion n’a pas décliné. Bien au contraire, dans la plupart des endroits du monde, on assiste à une véritable explosion de la foi religieuse. »[2] Il a conclu que ce n'est pas parce que le monde devient plus moderne qu'il devient nécessairement moins religieux. On peut dire que la religion est plus que jamais d’actualité.
La valeur de la religion est moins une affaire de sermons que de soupes populaires, d’hôpitaux, d’écoles et du nombre incalculable d’autres œuvres humanitaires qu’elle suscite. Pour le dire simplement, la religion édifie un capital social. D’après les estimations, plus de 90 pour cent des gens qui se rendent chaque semaine aux services de culte font des dons aux œuvres caritatives, et près de 70 pour cent en sont bénévoles.[3] Ces dons bénéficient aussi au donateur. Selon une étude repère intitulée American Grace, « il existe une forte corrélation entre religiosité et satisfaction dans la vie ».[4]
Toutefois, la religiosité ne reste pas statique. Elle est susceptible de se développer dans une partie du monde et de décliner ailleurs. En Amérique, par exemple, la religion est en évolution. Le nombre de personnes sans appartenance religieuse est passé de 8,2 pour cent en 1990 à 15 pour cent en 2008.[5] Ce nombre approche maintenant les 20 pour cent. Et chez les moins de trente ans, le taux de désaffiliation atteint les 32 pour cent.[6]
À de nombreux égards, la religion est marginalisée, car les croyances et les valeurs peuvent s’exprimer en privé mais sont souvent rejetées en public. Des conflits apparaissent parfois lorsque des individus ou des organisations religieuses parlent de leur conception du bien et du mal dans la sphère publique. On remarque par exemple des tensions lorsqu’une réglementation interdit les clubs religieux sur les campus universitaires ou porte atteinte à la conscience des professionnels de la santé. Des personnalités publiques et des citoyens ordinaires hésitent souvent à exprimer leurs valeurs religieuses pour éviter les controverses.
Cette séparation entre la religion et la vie publique est l’une des caractéristiques de ce qu’on appelle souvent la laïcité. Le philosophe Charles Taylor décrit l’environnement actuel comme une « transition entre une société dans laquelle il était virtuellement impossible de ne pas croire en Dieu et une autre dans laquelle la foi, même pour le plus irréductible des croyants, est une possibilité humaine parmi d’autres ».[7] En attendant, les questions les plus importantes en matière de religion se perdent dans des divisions culturelles réductrices. Que signifie la religion dans la vie réelle des gens? Quel est le rôle de la religion dans la formation des sociétés ? Et quelle est la réponse que les croyances religieuses apportent aux questions les plus difficiles de la vie? On ne peut réduire ces questions importantes à de simples considérations politiques; ce sont des préoccupations permanentes qui font partie intégrante du tissu dense de l’humanité.
L’intérêt de la religion
Par nature, les êtres humains sont religieux. Ils recherchent un but supérieur extérieur à eux-mêmes. Qu’on soit chrétien, juif, musulman, bouddhiste ou d’une autre confession, la religion fournit un cadre dans lequel les gens trouvent un sens à leur vie et qui leur donne un sentiment d’identité et d’appartenance. Comme l’a écrit le rabbin Jonathan Sacks, la religion nous donne « le sentiment de participer à quelque chose de vaste et d’une grande portée ».[8] Et ce sentiment a tendance à se prolonger dans le cadre d’interactions civiques. Selon l’étude American Grace, la pratique religieuse est liée à un engagement civique plus important, à la confiance et aux vertus voisines que sont la charité, le bénévolat et l'altruisme.[9] Les Églises de toutes sortes unissent les communautés et fournissent un espace et un cadre dans lequel les gens rendent des services qu’ils ne rendraient pas autrement. Selon le rabbin Sacks, la religion « demeure le plus grand bâtisseur de communautés que le monde ait connu ».[10]
La religion et la quête de la transcendance font partie intégrante de l’expérience humaine. Les croyances religieuses peuvent prendre de nombreuses formes, mais elles nous aident à donner un sens aux mystères de la vie et elles donnent des réponses à des enjeux philosophiques complexes. Le professeur Brian Leiter, qui n’est habituellement pas favorable au fait de privilégier la religion dans la vie publique, admet « qu’elle rend intelligibles et tolérables des éléments existentiels fondamentaux de la vie humaine, comme la souffrance et la mort ».[11]
La religion et la laïcité ne sont pas nécessairement toujours en contradiction. La foi et la raison ne s’excluent pas l’une l’autre et peuvent se révéler mutuellement bénéfiques. La rencontre des deux peut engendrer une tension positive propice à l’apprentissage. Ce ne sont pas deux contradictions à éviter. Les saints des derniers jours, par exemple, croient que « la gloire de Dieu, c’est l’intelligence ».[12] Les croyants rejettent la notion selon laquelle la foi et la pratique religieuses sont incompatibles avec la pensée rationnelle. La science peut expliquer une grande partie de l’expérience humaine mais, sans la foi, nous n’en percevons pas la signification ultime.
La modernité fragmentée
Le monde moderne, avec son abondance et sa variété de choix et de possibilités, pose des défis particuliers à la religion. Des philosophies, des idéologies et des prétentions à la vérité sans fin réclament à grands cris notre attention, et sont amplifiées par les informations instantanées fournies par les médias. La mondialisation fait se côtoyer les hommes et les cultures. Des religions et des points de vue différents interagissent et s’entrechoquent. Les préférences personnelles deviennent à elles seules un guide pour faire face aux dilemmes moraux. Cette évolution peut contribuer à un sentiment d’isolement et de déconnection avec la communauté dans laquelle nous vivons.
Par conséquent, la modernité n’est pas seulement une seule chose, c’est le chamboulement de beaucoup de choses. Mais elle peut conduire à une fragmentation. Selon Charles Taylor, cette compétition de choix peut transformer la pratique de la religion en « option de retranchement », et « mettre à l’épreuve notre foi »[13]. Il ajoute : « Dans ce climat, beaucoup peuvent se sentir obligés d’abandonner leur foi, tout en regrettant sa perte. »[14] Dans le même esprit, la romancière Marilynne Robinson se lamente en constatant que le moi religieux est souvent réduit à « une sorte de résidu culturel qu’il faudrait balayer ».[15]
Malgré tout, rien n’a pu remplacer la religion durant les millénaires de l’existence humaine. Les sceptiques ont mal interprété et sous-estimé l’aspiration religieuse de l’esprit humain. Elle fait partie de notre être même et elle ne disparaîtra pas. Terry Eagleton, un penseur laïque, décrit de cette manière la situation au cours du siècle dernier : « La culture s’est érigée en pouvoir, un pouvoir voué pour ainsi dire à éliminer Dieu, la théologie et la religion. … mais cela n’a pas marché. »[16]
La place de la religion
Les croyants ont des raisons de croire non seulement au bien de leur propre religion, mais aussi au bien de la religion en général. La conclusion de William James est opportune : « Les plus hauts sommets de la charité, de la dévotion, de la confiance, de la patience et de la bravoure au-dessus desquels les ailes de la nature humaine se sont déployées n’ont été atteints que grâce aux idéaux religieux. »[17] La religion peut être également une source puissante de réflexion et d’orientation éthiques menant à la moralité.
Les racines de la religion sont si profondément implantées dans les valeurs de la société que leur extraction déstabiliserait l’ensemble. Nous pratiquons quasiment tous, croyants et incroyants, des valeurs chargées de signification religieuse. Par exemple, nos aspirations modernes aux droits de de la personne et à l’aide humanitaire s’enracinent dans un long patrimoine religieux historique. La religion est une source abondante de valeurs morales à laquelle chacun peut s’abreuver. En réfléchissant à ce qu’ils ont appelé « les leçons de l’histoire », les érudits Will et Ariel Durant ont affirmé : « Avant notre temps, il n’existe pas d’exemple significatif de société ayant réussi à préserver la vie morale sans l’aide de la religion. »[18]
Toutes les sociétés ont une base morale, issue de la religion, de la philosophie, de la tradition ou de toute autre source. Les valeurs religieuses ne doivent pas plus être supprimées de la place publique que le large éventail des autres valeurs positives. Jurgen Habermas, un penseur célèbre en matière de religion et de société, a écrit que parmi toutes les sociétés modernes d’aujourd’hui, « seules celles qui réussissent à incorporer dans le domaine profane les composantes de leurs traditions religieuses qui s’orientent au-delà du domaine purement humain parviendront également à préserver l’essence de l’humain ».[19]
La religion vaut la peine qu’on la soutienne et qu’on l’honore dans notre société. Elle a la capacité et la responsabilité énormes d’édifier les personnes, de soutenir la collectivité et de défendre la dignité de tous les enfants de Dieu. La foi et la société sont par conséquent étroitement liées de manières importantes. Comme l’a affirmé Rick Warren, un pasteur chrétien, « une société réellement libre protège toutes les religions, et une vraie foi protège une société libre ».[20] Tant que nous rechercherons un sens, un but et le bien de la collectivité, la religion non seulement conservera tout son intérêt mais restera aussi une partie essentielle de ce que veut dire être humain.
[1] R. R. Reno, « Religion and Public Life in America », Imprimis, avril 2013.
[2] Peter Berger, « Secularization Falsified », First Things, février 2008.
[3] Arthur C. Brooks, « Religious Faith and Charitable Giving », Policy Review, octobre 2003. On peut trouver d'autres statistiques dans « Faith Matters Survey 2006 », comme indiqué dans « American Grace: How Religion Divides and Unites Us ».
[4] Robert A. Putnam et David E. Campbell, « American Grace: How Religion Divides and Unites Us », New York, Simon and Schuster, 2010, p. 491.
[5] Barry A. Kosmin, Ariela Keysar, « American Religious Identification Survey », 2008, p. 3.
[6] Cary Funk, Greg Smith, Pew Research Center, « "Nones" on the Rise: One in Five Adults Have No Religious Affiliation », 9 octobre 2012. Il convient de noter ici que, bien que l'absence d'affiliation religieuse ne soit pas synonyme d'irréligion – deux tiers des personnes de ce groupe affirment qu'elles croient toujours en Dieu – elle indique une diminution de la confiance dans les églises et les institutions religieuses.
[7] Charles Taylor, « A Secular Age », Cambridge, Massachusetts, Harvard University Press, 2007, p. 3.
[8] Jonathan Sacks, « The Great Partnership: Science, Religion, and the Search for Meaning », New York, Schocken Books, 2011, p. 101.
[9] Robert A. Putnam and David E. Campbell, « American Grace: How Religion Divides and Unites Us », New York, Simon and Schuster, 2010.
[10] Jonathan Sacks, « The Moral Animal », New York Times, 23 décembre 2012.
[11] Brian Leiter, « Why Tolerate Religion? », Princeton, New Jersey, Princeton University Press, 2012, p. 52.
[12] Doctrine et Alliances 93:36.
[13] Charles Taylor, « A Secular Age », Cambridge, Massachusetts, Harvard University Press, 2007, p. 3.
[14] Ibid.
[15] Marilynne Robinson, « Absence of Mind », New Haven, Connecticut, Yale University Press, 2011.
[16] Terry Eagleton, « Intelligence Squared, “Terry Eagleton in Conversation with Roger Scruton,” Sept. 13, 2012.
[17] William James, « The Varieties of Religious Experience », New York, The Modern Library, 1902, p. 254.
[18] Will and Ariel Durant, « The Lessons of History », New York, Simon & Schuster, 1996, p. 51.
[19] Jurgen Habermas, et al, « An Awareness of What Is Missing: Faith and Reason in a Post-Secular Age », Malden, Massachusetts, Polity Press, 2010, p. 5.
[20] Rick Warren, « A truly free society protects all faiths, and true faith protects a free society », (#NationalDayofPrayer), 2 mai 2013, 20 h 05, Tweet.
13 janvier 2022